L'industrialisation à outrance est le second événement du « grand tournant ». Les chiffres ont été souvent cités et le bilan est impressionnant. Jean Bruhat écrit : « Dans le domaine de l'industrie, le nombre des ouvriers a augmenté (11 599 000 en 1928 et 22 962 800 en 1932). Les anciens centres ont été réorganisés. De nouveaux ont été créés (Dnieprostroï, Stalinsk). Loural et le Kouznetsk ont été mis en valeur. La production du charbon et du fer a été doublée, la puissance des usines électriques quintuplée, l'industrie chimique créée (superphosphates : en 1928, 182 000 tonnes; en 1932, 612 000). De nouvelles voies de communication ont été aménagées (canal Staline reliant Moscou à la mer Blanche, le turk-sib achevé au début de 1930) ». L'U.R.S.S. devient un pays industriel: le fait est d'autant plus frappant que dans les mêmes années, frappées par la crise mondiale, l'économie capitaliste décline. Tandis que la production industrielle des Etats-Unis décroît de 25%, tandis que le Japon, en pleine économie d'armement, n'augmente la sienne que de 40%, la production industrielle de l'U.R.S.S. augmente du 250 %. Trotsky a célébré « ce fait indestructible que la révolution prolétarienne a seule permis à un pays arriéré d'obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédents dans l'histoire [...] le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital mais dans une arène économique formant la sixième partie du monde ».
Ici encore, rien ne semblait pourtant avoir été préparé. Le XV° congrès, en décembre 1927, soulignait encore « le danger d'engager trop de capitaux dans la grande édification industrielle ». Le plan adopté prévoyait une augmentation annuelle décroissant en cinq ans de 9 à 4 %, et le bureau politique, un an après, ne corrigeait qu'en fixant une augmentation annuelle de 9 %. Les 15 à 18 % proposés, avec bien des réserves, par l'opposition, étaient condamnés comme des vues de l'esprit et une volonté objective de sabotage. C'est qu'ici aussi nécessité fit loi : après avoir refusé de préparer l'accélération de l'industrialisation parallèlement à la lutte pour diminuer l'influence du koulak, la direction du parti était entraînée de la nécessité de nourrir les villes à la collectivisation, de la collectivisation à l'industrialisation, par une impérieuse loi de conservation. Pour améliorer la désastreuse situation de l'agriculture, il fallait fabriquer des tracteurs, des machines, produire de l'essence, des engrais. Il fallait produire des machines-outils et pour cela extraire du charbon, produire de la fonte et de l'acier, et comme le dit Staline, « créer [...] une industrie capable de réoutiller et de réorganiser non seulement l'industrie dans son ensemble, mais aussi les transports, mais aussi l'agriculture ».
Ce n'est pas là la moindre des contradictions de l'U.R.S.S. sous Staline : la super-industrialisation, mise en avant par l'opposition, avait été condamnée par l'appareil dirigeant parce que possible seulement au prix de l'exploitation et du pillage de la paysannerie. Et ce sont cette exploitation et ce pillage, réalisés sous le vocable de la collectivisation, qui obligent à y recourir, dans les pires conditions de désorganisation de l'économie et de bouleversement social. Car, comme au temps du communisme de guerre, la guerre civile dans les campagnes bouleverse le fonctionnement normal de l'industrie. Non seulement les matières premières ne parviennent plus de façon régulière aux usines, mais le marché de type capitaliste qui était la base de la Nep et servait de moteur à l'édifice économique depuis 1921 est supprimé d'un trait de plume. Les ouvriers qui ont un lopin de terre à la campagne - 30 % des mineurs, selon Trud, l'organe des syndicats - quittent la ville et leur emploi pour n'être pas expropriés. De façon générale, le rationnement, la sous-alimentation et les conditions d'existence catastrophiques créés par la crise de l'agriculture influent sur la stabilité de la main-d'œuvre, le rendement, la qualité de la fabrication. La collectivisation avait, aux yeux des marxistes, l'industrialisation pour condition. Sa réalisation préalable condamne le régime à l'industrialisation forcée dans les pires conditions. Le fait qu'en dépit de tout, après l'impasse dans laquelle le pays avait été engagé par les zigzags successifs de sa direction, l'industrialisation ait donné les résultats indiqués, prouve sans doute que Préobrajenski avait raison au moins quand il affirmait que le système économique dans son ensemble, la nationalisation des instruments de crédit et des moyens de production et d'échange, le monopole du commerce extérieur constituaient en eux-mêmes un élément de progrès décisif, capable de s'imposer malgré les erreurs et l'action négative des dirigeants et des responsables.
En fait, c'est précisément - on l'a souvent souligné le schéma de Préobrajenski qui semble triompher dans la conception stalinienne de la planification et de la construction socialiste. A ceci près toutefois que le théoricien économiste de l'opposition, conscient des contradictions créées par le développement industriel, avait vu dans le libre jeu de la démocratie interne, le fonctionnement normal de syndicats et le droit de grève, la démocratie dans le parti, les moyens de corriger les implications sociales de la « dure loi d'airain de la loi de l'accumulation socialiste primitive », - alors que l'industrialisation de l'époque stalinienne se fait dans la tension maximum exercée par l'Etat en faveur du libre jeu de la loi d'accumulation, pour réduire toutes les « contradictions » et celles, particulièrement, qui naissent des besoins matériels et culturels des travailleurs. Par un curieux retournement des choses, les théoriciens de l'industrialisation stalinienne, qui soumet le plus totalement possible les hommes aux impératifs des lois économiques de la société de transition, sont aussi ceux qui affirment la fonction « téléologique », volontariste même de l'économie. C'est l'un d'eux, Stroumiline, qui, dans une formule rendue célèbre par Staline, a affirmé : « Notre tâche n'est pas d'étudier l'économie, mais de la transformer. Nous ne sommes liés par aucune loi. Il n'est pas de forteresse que les bolcheviks ne puissent enlever. La question des rythmes est sujette à la décision des êtres humains ».
Deux procès retentissants mettront en condition les économistes qui avaient condamné le rythme trop élevé de l'industrialisation : avec l'historien menchevique Soukhanov et le vieux marxologue Riazanov sont condamnés, dans le « procès des mencheviks » de mars 1931, ceux qui pensent que « tout n'est pas possible même quand le comité central le veut ». Du même coup sont avertis les l'arcs techniciens d'origine bourgeoise : en fait, d'ailleurs, les principales réalisations techniques de cette époque ont été faites sous la direction d'ingénieurs étrangers, l'Américain Hugh L. Cooper pour le Niagara, les ingénieurs d'Austin et Henry Ford pour l'usine d'automobiles de Nijni-Novgorod, l'Américain Clader pour l'usine de tracteurs de Stalingrad.