La base sociale de Staline : le Parti, la bureaucratie et les « promus
On ne naît pas stalinien, on le devient par sa propre
volonté. C’est une anthropologie fondée sur le
« travail sur soi », une vision pour ainsi dire
constructiviste de l’être humain, qui imprime sa marque
au communisme des années trente. Selon les termes
d’Alfred Kurella, un des principaux responsables de la
politique culturelle du Komintern, « le marxisme […]
conçoit l’être humain et son essence comme le résultat
d’un processus dans lequel l’individu concret, sensuel,
actif, réfléchissant, est en même temps objet et sujet, créateur
et créature de soi-même». Une telle représentation
de l’individu comme produit de ses propres efforts
s’applique, certes, à tout membre du parti mais plus fondamentalement
aux cadres, véritable colonne vertébrale
des organisations communistes. Représentants symboliques
mais aussi politiques du pouvoir stalinien, ils doivent
correspondre, au plus près, au portrait du «vrai bolchevique
» dessiné par le parti. À l’intérieur, c’est eux qui
transmettent les directives aux membres et doivent en
contrôler l’application. À l’extérieur, c’est eux qui défendent
ses positions politiques.
Les cadres des partis communistes étrangers, éduqués
à Moscou, jouissent à leur retour dans leur pays d’origine,
d’une part de l’autorité de l’Internationale tout en lui servant
de relais dans leur parti. Pour cela, ils doivent non
seulement être formés de manière spécifique mais aussi
être encadrés et contrôlés par une «politique des cadres».
Le stalinisme se situe dans la droite ligne du bolchevisme
en la matière mais il innove aussi.
En effet, dès le départ, l’édification d’un monde nouveau passe par l’éducation
afin d’obtenir le passage individuel d’un état d’arriération
à celui de conscientisation. Dans ce but, le parti soviétique
développe tout un réseau d’écoles mobiles sitôt la
guerre civile terminée, où l’on suit le programme, soit en
groupe, soit en autoéducation, appuyé par le secrétaire de
cellule ou un instructeur. Cette orientation est reprise et
modifiée par le stalinisme. Pour alimenter l’effort collectif
de productivité, un immense appel à s’instruire (et dès
1935 à se «cultiver») est lancé aux citoyens soviétiques.
Les cadres, quant à eux, sont progressivement pris en
charge par des institutions scolaires spéciales dont certaines
sont ouvertes aux communistes étrangers.
Être nominé puis choisi pour suivre les cours d’une
école internationale de cadres en Union soviétique constitue
une étape clé pour gravir les échelons d’un parti communiste.
Dans la lutte pour le pouvoir, Staline l'emporte parce qu'il dispose autour de lui du clan de fidèles le mieux soudé. Il a aussi la main haute sur le recrutement des cadres, l'appui de la police politique et celui de la bureaucratie naissante. Plus brillant mais solitaire, Trotsky se voit reprocher son adhésion tardive au Parti bolchevik, et la nomenklatura naissante apprécie peu ses critiques contre ses privilèges.
[La Nomenklatura est une élite de privilégiés surpayés du parti, empli de pouvoir, au-dessus des lois, ils ne se fréquentent qu'entre eux, vivent à part de la population soviétique. Le système de fonctionnement complexe de la Nomenklatura est décrit dans le livre de Mikhaïl Voslenski.
Ils occupent des appartement immenses, utilisent des datcha, des résidences secondaires; ils mangent de tout dans tous les repas à leur cantine alors que le peuple doit essayer de manger les quelques patates lorsqu'il y en a. Surveillés en permanence par le KGB, ils doivent passer inaperçus et surtout, ne pas se faire remarquer par le peuple...]

Dès 1924, une «promotion Lénine» (Lenin Levy) permet à Staline de faire entrer au Parti plus de 200 000 nouvelles recrues, généralement d'extraction populaire, souvent illettrées, sans passé politique ni formation doctrinale. Les compagnons de Lénine, pour la plupart des intellectuels d'origine bourgeoise ou noble, sont noyés dans la masse, et déphasés par rapport à ces nouveaux-venus qui se reconnaissent plus facilement en Staline et lui font allégeance personnelle. Cette plébéianisation du Parti et sa bureaucratisation fournissent une base sociale au stalinisme naissant[].
La nationalisation intégrale de l'économie lors du Grand Tournant (1929-1934) entraîne inévitablement une nouvelle prolifération de bureaucrates: toute une masse de «promus» (vydvijentsy), souvent d'humble extraction et pas toujours compétents, prend la responsabilité des kolkhozes et des sovkhozes, des entreprises d'État qui se multiplient, ou des camps du Goulag en expansion.
Mais ce sont aussi les ouvriers stakhanovistes, les «travailleurs de choc» (oudarniki), les kolkhoziens d'élite qui forment le soutien du stalinisme, ou encore certains écrivains et artistes officiels couverts de prébendes. Le régime leur garantit honneurs, récompenses matérielles et avantages pour eux et leurs enfants. De même, l'industrialisation bénéficie à des centaines de milliers d'ouvriers promus sur le tas à des tâches de direction, et aux millions de nouveaux ingénieurs et techniciens d'origine populaire qui sortent des nouvelles écoles. À partir des Grandes Purges de l'année 1937, ce sont eux qui comblent les vides laissés par la liquidation des anciens «spécialistes bourgeois». Ces derniers, sous-représentés au Parti, étaient l'objet de la méfiance viscérale de Staline, prompt à les soupçonner de «sabotage», et pour qui l'allégeance partisane et personnelle doit primer sur la compétence technique[].
Après la mort de Staline et l'éviction de Khrouchtchev, la nomenklatura issue de la «génération de 1937» est enfin seule maîtresse du régime. Elle conservera le pouvoir jusqu'à l'avènement de Gorbatchev en 1985. Née du stalinisme et incapable de réformer le système qu'elle en a héritée, elle sera en bonne part responsable de l'écroulement final de l'URSS.
 



Créer un site
Créer un site